tinctement, et où Héraclée, Sinope, Trébizonde n'ont conservé qu'une foible population et les vestiges de leur ancienne grandeur, on ne voyoit nulles traces de navigation, comme si tout ce qui entoure l'empire ottoman étoit frappé du silence de la mort. Il y a à peine cent cinquante ans que le célèbre voyageur Chardin, forcé de séjourner pendant un mois dans le port de Théodosie ou Caffa, y vit, dans ce court intervalle, entrer près de quatre cents bâtiments; mais à cette époque la Crimée possédoit une immense population. Ses kans étoient puissants, et entretenoient de grandes relations avec Constantinople. Alors la Circassie, toute l'ancienne Colchide, la Géorgie elle-même fournissoient une grande quantité d'esclaves qui alimentoient les milices des mamelouks, ou peuploient le sérail du calife et les harems des grands seigneurs. Enfin, les objets d'échange étoient aussi nombreux qu'importants. Je pourrois indiquer bien d'autres causes qui ont entretenu l'activité de la navigation de la mer Noire jusqu'au moment où les Tartares ont été expulsés de la Crimée, et où la Russie a étendu ses possessions jusqu'au Pruth; mais je m'écarterois trop de mon sujet. Depuis 1815 jusqu'en 1819, la navigation de cette mer avoit de nouveau repris une grande activité. En 1818, Odessa avoit vu entrer dans sa rade neuf cents bâtiments marchands, Théodosie plus de quatre cents, et Taganrog un pareil nombre. Les immenses steppes de la Russie méridionale, dont les produits pourroient au besoin suffire pour nourrir l'Europe entière, avoient alors remplacé le vide des récoltes de la France, de l'Italie et de l'Espagne. Depuis cette époque, si brillante pour ces ports, tout a changé. Une loi prohibitive a été prononcée en France par les Chambres dans l'intérêt de l'agriculture. Quatre années de riches récoltes en ont justifié la sagesse ; deux années de trop grandes sécheresses ou des pluies continuelles eussent pu en prouver l'imprudence; mais je la respecte, et ne la discute pas. Je me borne à observer qu'en même temps qu'elle alloit ruiner momentanément les propriétaires de la Podolie et de l'Ukraine, et qu'elle déterminoit la Russie, par une sorte de représailles, à augmenter les droits sur nos vins, et à prohiber quelques produits de nos manufactures, elle anéantissoit notre navigation sur la mer Noire, en lui enlevant le véritable aliment de son fret, et diminuoit le nombre de matelots nécessaires à la marine royale. Ainsi, dans le gouvernement d'un grand empire, tout est lié, et souvent une mesure isolée peut nuire à l'ensemble de l'organisation sociale. Revenant à notre traversée, je dirai que, favorisés par les vents du sud-ouest, nous approchions assez près de la côte de la Circassie et de celle des Abazes pour en admirer les riantes vallées, terminées, sur le premier plan, par des montagnes couvertes de bois de la plus riche végétation, et dans le lointain par les cimes du Caucase couvertes de neiges éternelles. Parmi ces cimes, on distinguoit l'Elbourous, qui, d'après des observations récentes, a été reconnu plus élevé de cinq cents toises que le Mont-Blanc, et dont le sommet, divisé en deux parties égales et parallèles, a donné lieu à la croyance des Arméniens que l'Arche, dans sa marche incertaine, avoit sillonné cette montagne avant de parvenir au mont Ararat. J'aurois voulu qu'avant de relâcher à Soukoum-Kalé, il nous eût été possible d'entrer dans la baie de la Pitsunda, et d'y descendre; mais la partie de l'Abazie où elle est placée ne reconnoît pas le souverain nommé par la Russie, et, comme au temps de Strabon, les peu ples de ce rivage vivent encore de piraterie et de pillage; il étoit donc impossible de songer y débarquer. Le vent qui avoit protégé notre traversée d'Odessa à Sébastopol ne nous fut pas moins favorable pour nous rendre de ce dernier port à la baie de Soukoum-Kalé, où nous mouillâmes le sixième jour après notre départ de Crimée, à environ deux werstes (1) de la forteresse, que nous saluâmes de quelques coups de canon. La mer, au point de notre ancrage, avoit trente brasses de profondeur. (1) La werste est de cinq cents sagènes ou toises de six pieds six pouces six lignes. CHAPITRE II. Temrouck et Taman.-Cosaques de la mer Noire, autrefois Cosaques Zaporogues.-Leurs mœurs et usages. Ils cultivent les terres de la droite du Kouban.-Brebis de Silésie et Cigaye.- Blé arnaut.— Anapa, résidence d'un pacha.-Communication présumée entre cette ville et la mer Caspienne. -Son commerce.- -Réflexions sur cette enclave. Soudjouk-Kalé.-Ghelintchik.-Pschad. -Limites de la Circassie et de l'Abazie. AVANT de faire la description de SoukoumKalé, de parler de notre séjour dans cette forteresse, et de la suite de notre voyage jusqu'à Redoute-Kalé, je dirai quelques mots sur les divers ports et baies qu'on trouve sur cette côte depuis Anapa jusqu'à Batoum, afin de présenter dans un même tableau les ressources de cette contrée pour le commerce et la navigation, et d'indiquer en même temps les travaux à faire et les améliorations possibles. N'ayant pu visiter par moi-même cette partie de la côte, j'ai fait du moins tout ce qui a dépendu de moi pour réunir à cet égard les |